Les débats tumultueux secouant le Maroc ces derniers mois autour de la révision du Code de la Famille, la Mudawana, font écho à l’héritage politique des “années de plomb” et leur constituante la plus remarquable, le bagne de Tazmamart. À l’heure où les réformes libérales portées par le Roi et soutenues par les partenaires occidentaux du Royaume entrent en collision avec une réalité politique leur étant difficilement favorable, ce sont les enseignements de cet épisode qu’il s’agit de dresser. En effet, en se présentant comme le défenseur des droits de l’Homme et des libertés fondamentales, et en consacrant le débat et le pluralisme politique au Maroc, Mohammed VI renouvelle une dynamique historique de libéralisme royal, enrayée dans le scandale des prisons secrètes.
Le 16 août 1972, à peine un an après la tentative de coup d'État de Skhirat, le général Oufkir, fidèle soutien du roi Hassan II et numéro 2 du régime, commandite l’attaque de son avion par des aviateurs des Forces aériennes royales. Après de longues minutes de doute, l’avion du roi réussit finalement à atterrir en urgence à l'aéroport civil de Rabat-Salé. Les mois qui suivent, le général Oufkir se “suicide”, sa veuve, sa nièce, ses enfants, dont son benjamin de 3 ans, et 58 soldats ayant participés aux tentatives de putsch sont transférés en secret au bagne de Tazmamart, dans la région de Tafilalet. En 1987, après plus de 15 ans d’un secret de Polichinelle, l’évasion manquée de la veuve et des filles du général marque une première brèche à l’image de bon élève du Royaume, soigneusement entretenue auprès des partenaires occidentaux. Mais c’est bien à la parution du livre Notre ami le Roi en 1990 que cette image vole définitivement en éclat. Du moins, elle confirme aux yeux du monde l’arbitrage ayant été fait pour la stabilisation de l’État, critique envers l’efficacité du libéralisme politique en tant que moyen d’action d’urgence. En France, les médias s’emparent de l’affaire et l’opinion publique est unanime quant à la condamnation des politiques secrètes du Makhzen. 1
L’activité médiatique et diplomatique en France à cette époque nous permet alors d’observer la force de “l’universalisation du libéralisme”, réussissant à influencer la structure politique marocaine.
I. Le Maroc, engagé dans un alignement libéral qui se renforce
Dans sa Théorie de la Justice (1971), John Rawls accorde une place prépondérante aux principes de justice et d’égalité dans la catégorisation des États. Selon lui, une “société juste” se doit de garantir ces deux éléments par l’instauration d'institutions fortes et en capacités de protéger les libertés de base de chacun. Le succès de cette définition de la justice vient consacrer, ou du moins, s’inscrire dans un mouvement politique et social visant à consacrer les principes du libéralisme dans le monde. En effet, dès 1948, bien qu'elle ne soit pas un traité au sens strict, la Déclaration universelle des droits de l'homme (DUDH) énonce les droits fondamentaux universels, servant de base à de nombreux traités ultérieurs. Plus tard, le Pacte international relatif aux droits civils et politiques (PIDCP, 1966) ou encore la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants (CAT, 1984) renforcent l’engagement de tous les pays signataires à assurer les droits et libertés politiques de leurs citoyens. Ces textes, s’ils ne sont pas juridiquement contraignants, servent de base à la définition d’une justice internationale. Leur portée universelle permet de légitimer, sur la scène internationale, les actions visant à la protection de principes libéraux.
Ainsi, dans leur ambition universelle, les principes libéraux jouent un rôle transformatif dans les sociétés non démocratiques. En effet, c’est sur la base de leur défense que les États, mais également la société civile dénoncent les pratiques illibérales et légitiment les actions “remèdes”.
Au début des années 1990, le démantèlement du bloc soviétique offre un écho rare aux discours libéraux. Dans ce contexte, les médias français s’intéressent tout particulièrement aux manquements au principe de justice. Par exemple, Bernard Langlois anime chaque semaine sur France 2, une émission, Résistances, où il passe en revue “tous les pays du monde où les droits de l’homme sont bafoués”. Tandis que le monde observe impuissant l’horreur dans les Balkans, les États occidentaux se voient chargés d’un rôle de promoteurs et garants des libertés individuelles dans le monde.
À cette époque, le Maroc apparaît comme une exception dans la région. Tandis que ses voisins arabes sont pour la majorité des républiques autoritaires, cherchant à éliminer toute trace et rompre toute relation avec leurs anciens colonisateurs, le Maroc s’est engagé sur le chemin inverse.
À son accession au trône en février 1961, le souverain Hassan II consent à un système de monarchie parlementaire, faisant du Maroc un précurseur en termes de pluralisme et d’ouverture politique dans le Monde Arabe. Le Maroc devient un interlocuteur privilégié des puissances occidentales dans la région, allié des États-Unis et partenaire commercial de la France et de l'Espagne. 2
Toutefois, peu après son arrivée au pouvoir, Hassan II change de cap politiquement. Face aux émeutes de Casablanca en 1965 et la radicalisation de l’opposition de gauche portée par Mehdi Ben Barka, il annonce l’état d’exception, qui durera cinq ans. Commence alors ce qui restera dans l’Histoire comme les “années de plomb” où l’opposition politique sera muselée et les Droits de l’Homme violés à répétition.
Invité d’exception des plateaux de télévision français, fascinant de calme et de charisme, occidental dans ses manières, le Roi Hassan II devient alors un génant mystère pour les médias français, attachés à montrer la dure réalité des années de plomb. Ainsi, lorsque paraît Notre ami le Roi, en 1990, l'engouement médiatique en France est sans précédent et le gouvernement français est pressé de prendre des mesures sévères envers le Maroc.
II. Un moment d’affirmation de moyens d’actions puissants des libéralismes
À l’heure où j’écris ces mots, notre monde, marqué par l’interventionnisme occidental et les discours qui le légitiment, s’est habitué à percevoir le libéralisme comme un tout à défendre. Libéralisme économique et politique se rejoignent pour libérer les peuples opprimés de “l’axe du mal”, par la liberté d’expression et la liberté de consommer. Sans doute les échecs de cette stratégie de state building nous permettent ce cynisme, en tout cas, ils nous permettent de mieux palper les différentes formes du libéralisme. Dans la conception de Rawls3, le libéralisme politique permet de justifier l’action gouvernementale pour assurer et promouvoir les exigences de la justice. Ainsi, en 1990, alors que le PCUS perd six républiques, que la France est assurée des bonnes grâces des États-Unis4 et qu’une récession menace l’hexagone, le gouvernement français possède les moyens de ses fins: satisfaire la pression médiatique en agissant pour la libération des prisonniers politiques au Maroc. En effet, dans la visée de justice du libéralisme politique, le libéralisme économique présente, plus que jamais auparavant, un effet de levier sans conteste. La vague de recomposition politique à l’Est s’accompagne par une assimilation des économies locales. Cela passe en grande partie par des aides au développement record5, mais également par de nouvelles opportunités économiques, notamment dans le secteur agricole. En d’autres termes, c’est le privilège d'exception du Maroc auprès des puissances européennes qui était en jeu. En 1990, le Maroc se classait comme le troisième pays qui recevait le plus d’aide au développement dans la région MENA avec 1,24 Milliards de dollars sur l’ensemble de l’année civile6. À titre de comparaison, à la même époque, la Mauritanie recevait 236 179 993 dollars, tandis que l’Algérie touchait 331 649 994 dollars tout en faisant le choix de ne pas recourir à l'aide extérieure de la France. De plus, en ce début 1990, l’accord budgétaire du 18 août 1989 7 entre la France et le Maroc - pensé comme un gage de confiance - divise profondément, certains estimant que le Royaume a manqué à ses obligations.
Dans cette période d’incertitude sur la reconfiguration de l’échiquier mondial, la France aurait pu alors faire pression sur le Maroc, en menaçant de couper ses aides, ses relations commerciales, voire même de plaider pour la réduction des aides au développement au Maroc auprès de la Banque Mondiale. L’aide au développement servant des objectifs de justice sociale8, les preuves de manquements aux Droits de l’Homme au Royaume aurait pu menacer la stabilité financière du Royaume. Pourtant, l’année suivante, le Maroc a enregistré un record en volume d’aide au développement accordé. Interrogé sur les mesures prévues par le gouvernement français afin de presser les autorités marocaines à “[faire] toute la lumière sur le sort de tous les détenus de Tazmamart” après l’annonce de la destruction du camp en octobre 1991, le ministre des Affaires Étrangères français a affirmé avoir “exprimé ses préoccupations” au gouvernement marocain et s’est félicité d’une “évolution vers une prise en compte plus affirmée des droits de l'homme” 9.
Officiellement, la France n’ira jamais au-delà de cette expression de regret. Une réalité diplomatique qui contraste fortement avec l’ampleur de l'activité médiatique et la ferme résolution du président Mitterrand à sanctionner le Maroc.
III. Une libéralisation politique impulsée plutôt que subie
En 1987, quelques mois après l’évasion des Oufkir, la France prend en charge leur extradition vers le Maroc. Pourtant, lorsque l’affaire mobilise la société civile et les médias en 1990, Mitterrand change drastiquement sa politique envers le Maroc, allant jusqu’à menacer de rompre les relations diplomatiques. Après plusieurs mois de flou, les relations entre les deux pays reviennent finalement à la normale.
En plus de l’évident réalisme politique, l’épisode diplomatique suivant la publication de Notre ami le Roi, révèle le poids accordé à la société civile et aux médias. Finalement, face à la prédominance du réalisme géopolitique, cette capacité d’action de la société civile apparaît comme la véritable expression et le principal succès de “l’universalisation du libéralisme”. Les libertés accordées dans les conventions servent de base pour la reconnaissance et la légitimation des actions de la société civile au niveau international. Et dans les États de Droit et démocratiques, cette activité permet même d’orienter la politique aussi bien intérieure qu’étrangère. La sanction la plus lourde à l’encontre du régime marocain aura finalement été la détérioration de son image à l’internationale. Toutefois, malgré l’empressement du Roi à faire détruire le bagne, modifier la loi et indemniser les familles des victimes, la publication d’ouvrages autobiographiques10, rapidement distribués au Maroc, a réussi à inscrire cette polémique dans le temps long. Et si les mesures de court terme adoptées par l’État s'expliquent en grande partie par la pression diplomatique et médiatique venant de France, les transformations les plus profondes dans le paysage politico-social marocain se font attendre et inscrivent cet épisode dans un plus large mouvement national d’ouverture politique. Hassan II a en effet amorcé une politique de réconciliation, sous la forme de compensations financières aux rescapés du bagne et à leur famille ainsi que la destruction des prisons secrètes. Dans les années qui suivent, couplé aux politiques d'assouplissement adoptées par le Parlement, le sujet de Tazmamart réapparaît au centre du paysage médiatique marocain, particulièrement à l’occasion des manifestations dans le sillage du 20 Février 2011. En effet, au lendemain de la “Baltajia”, Mohammed VI, engagé à la modernisation du pays dès son intronisation, marque une nouvelle étape dans sa libéralisation politique et juridique. La rédaction d’une nouvelle Constitution11, la plus exhaustive possible en termes de Droits de l’Homme (Titre II), ou encore la création du Conseil national des droits de l’Homme (CNDH) se veulent être les symboles les plus visibles de l’institutionnalisation des principes internationaux au Maroc. À partir de l’entrée en vigueur de la Constitution du 1er Juillet, le narratif royal évolue, se voulant désormais le garant des Droits de l’Homme. Une vision consacrée le mercredi 10 Janvier 2024, à l’occasion de l’obtention par le Maroc de la présidence du Conseil des droits de l'Homme. Et ce, malgré les rapports critiques envers le Royaume de Reporters Sans Frontières notamment12.
Cette dynamique globale nous éclaire sur la gestion du cas de Tazmamart par Mohammed VI. En effet, la mise en place de l'Instance Equité et Réconciliation (IER), sous impulsion royale le 12 avril 2004, doit être comprise comme une expression de la nouvelle donne politique, ouverte et moderne voulue par le souverain. Ce constat de la faiblesse des pressions internationales, comparativement aux mouvements intérieurs et aux impulsions venant du haut nous interrogent sur les réels moyens d’expression d’un “libéralisme globalisant”. Si les Etats occidentaux se sont toujours présentés comme les garants de son universalisation, l’exemple de Tazmamart questionne cette version. En effet, les pressions diplomatiques apparaissent un élément peu influent dans ce processus de libéralisation à long terme.
Ce qui nous amène à penser que ce qui permet de consacrer le libéralisme est son succès même. En effet, c’est face au bilan du succès de la méthode libérale que son discours politique a été globalement légitimé. Plus encore, c’est face au constat de meilleures conditions de vie dans les pays libéraux que le libéralisme s’impose dans les imaginaires collectifs. Certains y voient encore l’expression d’un attrait universel pour la liberté. Fukuyama parlait de la chute de l’URSS comme “la fin de l’Histoire” 13. Bien que cette expression ait été déformée et contestée plus tard, sa thèse est celle de l’affirmation du modèle libéral et démocratique comme la meilleure forme de gouvernance, comparativement aux autres modèles. L’échec du communisme marque selon lui la consécration du libéralisme, réussissant à satisfaire le désir universel de reconnaissance de l'être humain. Il ajoute que le libéralisme économique serait la meilleure réponse au deuxième universel humain, le désir matériel.
Cette thèse du succès libéral libéralisant permet en partie d’expliquer le mouvement du 20 Février, et plus largement, une certaine tendance vers le libéralisme. La reprise du thème de Tazmamart y apparaît alors comme un étendard. C’est en effet dans un monde arabe nouvellement connecté que s’est propagée la vague contestataire. C’est sur Internet que les foules se sont mobilisées, mais également par là qu’elles se sont informées sur l’étranger. Familiarisé avec l’insultant succès du libéralisme en termes de qualité de vie, le Monde Arabe s’est contre toute attente politisé.
Conclusion:
Trente quatre ans après la révélation, la politique de réconciliation nationale apparaît autant motivée par une volonté d’éviter le risque d’un non-dit historique et la frustration latente qui l’accompagne, que par l’intention de rappeler aux marocains et aux puissances étrangères l’attachement du pouvoir royal à la paix sociale. Par là même, le pouvoir royal (déjà sous Hassan II) reconnaît les arbitrages réalisés entre respect des conventions internationales, de la Constitution marocaine et la nécessité de la stabilité. De nos jours, le discours officieux de la nécessaire période autoritaire trouve un écho important au sein de la population marocaine. La stabilité politique atteinte, s’ouvre maintenant la question de la démocratisation du pays. Si le Maroc apparaît comme un exemple rare de stabilité dans la région, son histoire conforte cependant un peu plus la thèse classique en transitologie, celle d’une démocratisation progressive impulsée par un pouvoir non-démocratique.
Bibliographie
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ABITBOL. Michel. Hassan II, « monarque constitutionnel de droit divin » (1961-1999). pp 566 à 600
VAIREL. Frédéric. Le Maroc des années de plomb : équité et réconciliation ? Politique africaine 2004/4 (N° 96). 2004. pp. 181 à 195
Sources
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SEN. Amartya. On Ethics and Economics. 1987
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voir La prisonnière de Malika Oufkir et Michèle Fitoussi, Cellule 10 de Ahmed Marzouki ou encore Tazmamort de Aziz Binebine
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