Les régions correspondant à l’Algérie, au Maroc et à la Tunisie actuelles sont peuplées depuis la Préhistoire par des populations amazighes autochtones, appelées Libyens dans les sources antiques. Ces peuples occupent le Maghreb depuis le début de l’histoire écrite et en constituent le groupe majoritaire jusqu’aux conquêtes arabes du VIIᵉ-VIIIᵉ siècle. Leur langue, appartenant à la famille afro-asiatique, présente des affinités avec l’égyptien ancien et les parlers sémitiques du Proche-Orient.
Comprenez qu’à l’époque antique, les Berbères sont politiquement et culturellement diversifiés : on trouve des tribus nomades ou semi-nomades dans l’arrière-pays saharien et steppique, et des populations plus sédentaires sur les littoraux, souvent en contact avec les civilisations méditerranéennes. Au fil des siècles, le Maghreb préislamique voit se succéder et se côtoyer des royaumes indigènes (Numides, Maures, Gétules, etc.), des colonies phéniciennes, puis un puissant État carthaginois, l’administration romaine et même une brève domination vandale et byzantine dans le nord-est au VIᵉ siècle.
Mon article propose une tentative de synthèse de cette Afrique du Nord antique et préislamique, en analysant successivement la culture des populations (des langues, des arts, des modes de vie et des traditions), leur organisation politique et les systèmes religieux (croyances indigènes et syncrétismes avec notamment les cultes phéniciens, gréco-romains, etc.). Cet article se concentrera sur les territoires des trois pays du Maghreb central, donc l'actuelle Algérie, la Tunisie et le Maroc, avant l’arrivée de l’islam au VIIᵉ siècle.
Culture et société des Berbères antiques
Dès l’Antiquité, les populations du Maghreb utilisent leurs langues berbères propres, appelées aussi libyques. Ils disposent même d’un système d’écriture libyco-berbère original (ancêtre de l’alphabet tifinagh) attesté depuis au moins 2 500 ans. Des inscriptions en alphabet libyque ont été retrouvées à travers tout le Maghreb, parfois même en version bilingue aux côtés du punique ou du latin : par exemple, à Dougga en Tunisie, une dédicace funéraire bilingue libyque/punique, datée du règne du roi numide Micipsa (vers 138 av. J.-C.), a été élevée par les notables locaux en l’honneur du roi Massinissa. L’usage du punique, langue des Phéniciens de Carthage, s’est en effet diffusé largement en Afrique du Nord orientale, en concurrence avec le berbère. Au royaume numide de Massinissa (IIIe siècle av. J.-C.), le punique était la langue officielle de la chancellerie royale, reflet de l’influence carthaginoise sur les élites. Ce n’est qu’à la génération suivante que le libyque (berbère ancien) fut élevé au rang de langue officielle par Micipsa, le fils de Massinissa. À l’époque romaine, c’est au latin de s’implanter : il devient la langue de l’administration coloniale et des cités (notamment en Tunisie et dans l’est de l’Algérie), sans pour autant effacer totalement les parlers indigènes. Les habitants bilingues ou trilingues étaient probablement nombreux, comme le suggère le nombre d’inscriptions puniques, libyques et latines retrouvées sur les mêmes sites.
Sur le plan artistique, le Maghreb préislamique reflète ce métissage culturel. L’architecture monumentale offre des exemples remarquables de style « libyco-punique ». C’est le cas des grands mausolées royaux bâtis par les souverains numides et maures (mausolée libyco-punique de Dougga). Trois de ces monuments subsistent : le mausolée d’Atban à Dougga, la tombe royale Medracen en Numidie (près de Batna en Algérie) et le mausolée dit Tombeau de la Chrétienne en Maurétanie (près de Tipasa en Algérie). Leur existence témoigne d’une tradition funéraire berbère aristocratique (culte des ancêtres) intégrant des formes architecturales étrangères (pyramide égyptienne, temple grec). À côté de ces édifices, l’archéologie révèle la persistance de pratiques artistiques plus locales : ainsi, les pierres levées, dolmens et tombes mégalithiques se rencontrent du Maroc à la Tunisie. De même, les peintures rupestres du Sahara qu’il est possible de retrouver à Tassili ou à Fezzan prolongent durant l’Antiquité une tradition artistique proto-berbère remontant au Néolithique, avec des symboles, tel le bélier à cornes, qui se retrouveront dans la mythologie berbère plus tardive.
Modes de vie et traditions sociales
Ensuite, la structure sociale des Berbères antiques demeure largement fondée sur le modèle clanique et tribal. D’après les auteurs anciens, chaque clan descend d’un ancêtre commun dont on honore la mémoire : « Durant l’Antiquité, chaque clan vouait un culte à son ancêtre. On visitait son mausolée à la manière des saints marabouts ». L’autorité traditionnelle revient aux aînés du groupe familial, et les décisions importantes se prennent en conseil des sages. À plus grande échelle, les tribus berbères se fédèrent parfois en confédérations dirigées par un chef de guerre ou un roi élu parmi l’aristocratie. Cette organisation segmentaire perdure à travers l’époque antique : « La société berbère était structurée autour de clans tribaux, chacun mené par un chef (amɣar ou roi). La loyauté au clan était essentielle, et les alliances se formaient souvent par mariage, commerce ou soutien militaire ». En Numidie et en Maurétanie, les rois devaient composer avec l’autonomie de tribus périphériques, un fait qui explique les fréquentes révoltes ou sécessions. Ainsi, « bien que des rois aient régné sur de vastes territoires, la plupart des Berbères vivaient en tribus indépendantes qui résistèrent à l’autorité centrale, menant à des conflits périodiques avec Carthage et Rome ».
Le mode de vie des habitants du Maghreb antique variait selon les régions. Dans les zones côtières et les plaines du nord, on trouvait de nombreuses communautés sédentaires pratiquant l’agriculture : céréales, vergers d’oliviers, viticulture introduite par les Phéniciens et les Romains. L’introduction du labour romain et la plantation massive d’oliviers sous l’Empire ont même fait de la Proconsulaire (Tunisie orientale) un grenier à blé et à huile pour Rome. Les villes y étaient nombreuses : Carthage, Utique, Hippo Regius (Annaba), Caesarea (Cherchell), et bien d’autres encore, chacune avec ses forums, temples, théâtres et aqueducs, caractéristiques de la culture romaine. En revanche, dans l’arrière-pays montagneux (Atlas, Kabylie) ou steppique (Hodna, hauts plateaux), prédominaient des groupes pasteurs et nomades. Les Gétules, par exemple, nomadisaient au sud des limes romains, éleveurs de chevaux et de dromadaires, vivant sous la tente et se déplaçant selon les saisons. Ces contrastes internes au Maghreb expliquent que les auteurs latins aient pu décrire les Berbères tantôt comme des citadins romanisés, tantôt comme des tribus de guerriers du désert. Une constante culturelle notable est le prestige de la cavalerie et de l’élevage du cheval chez les Numides et Maures. Les cavaliers numides étaient réputés pour leur habileté, utilisés comme mercenaires par Carthage puis par Rome, notamment pendant les guerres puniques. L’historien Tite-Live loue l’excellence des cavaliers légers berbères, sans selle ni mors, qui excellaient dans les tactiques de harcèlement.
Organisation politique et pouvoirs locaux
Le paysage politique du Maghreb préislamique se caractérise par une mosaïque d’entités changeantes. Avant la conquête romaine, plusieurs royaumes berbères émergent aux côtés de la puissance carthaginoise. Les Maures occupent le nord du Maroc et de l’Algérie occidentale, tandis que les Numides se répartissent entre Massaesyles à l’ouest et Massyles à l’est. Ces chefs interagissent étroitement avec Carthage, fondée par les Phéniciens au IXᵉ siècle av. J.-C., qui traite les rois berbères tantôt en alliés, tantôt en vassaux. Le roi Gaïa des Massyles s’émancipe de Carthage et son fils Massinissa unifie la Numidie vers 202 av. J.-C., avec le soutien de Rome. Il fonde le premier royaume berbère unifié, de la Tunisie à l’Algérie centrale, et s’installe à Cirta où il favorise la culture punique. Son petit-fils Jugurtha affronte Rome entre 112 et 105 av. J.-C., mais est vaincu par Marius, ce qui entraîne l’annexion romaine progressive de la Numidie. Le dernier roi, Juba Ier, est vaincu par César. Son fils, Juba II, est installé à Caesarea par Auguste, unifiant nominalement la Maurétanie. Après l’assassinat de son fils Ptolémée en 40 apr. J.-C., Rome annexe ses territoires. Naissent alors les provinces de Maurétanie césarienne, de Maurétanie tingitane, de Numidie et d'Afrique proconsulaire.
Sous la Pax Romana, les cités bénéficient d’une autonomie municipale, tandis que les campagnes sont surveillées par des garnisons et des limes. De nombreux Berbères obtiennent la citoyenneté romaine et intègrent l’armée ou l’administration. Mais les régions mal romanisées restent des foyers de résistance : au Iᵉʳ siècle, Tacfarinas mène une guerre de guérilla en unissant les tribus gétules du sud algérien. Il tient tête aux légions pendant près de sept ans avant d’être vaincu, révélant la difficulté pour Rome de soumettre les tribus nomades. Des troubles éclatent régulièrement, sapant l’autorité romaine. Au Vᵉ siècle, les Vandales traversent le détroit de Gibraltar, s’emparent de Carthage et fondent un royaume incluant la Tunisie et l’est de l’Algérie. Leur domination marginalise l’aristocratie romano-berbère et persécute le clergé catholique. Dans les zones périphériques, des entités berbères redeviennent autonomes. Au VIᵉ siècle, les Byzantins rétablissent brièvement leur autorité : Bélisaire chasse les Vandales et établit une province d’Afrique centrée sur Carthage. Mais leur contrôle reste limité. Des royaumes berbères émergent : Iaudas règne sur l’Aurès ; Antalas inflige une défaite aux Byzantins en 548. À la veille de l’islam, le Maghreb central et occidental est morcelé en micro-États, tandis que Carthage reste le dernier bastion impérial.
Malgré les dominations étrangères, les Berbères conservent des structures locales solides. La chefferie tribale héréditaire reste centrale : chaque grande tribu (Zénètes, Houaras, Sanhajas…) est dirigée par un chef (amasigh ou amokrane), assisté d’un conseil de notables. Certains adoptent le titre de roi (Massinissa, Juba II), d’autres des titres locaux : Iarbas est mentionné comme fondateur légendaire de Carthage ; Zelalsen, ancêtre de Massinissa, est qualifié de suffète dans une inscription de Dougga. Cela illustre le syncrétisme institutionnel : les Berbères empruntent aux systèmes méditerranéens tout en maintenant leurs assemblées tribales. Les textes latins montrent que les décisions de guerre ou de paix sont discutées collectivement. Salluste et Tacite insistent sur le caractère diffus du pouvoir berbère. En temps de crise, des figures charismatiques fédèrent les tribus : Tacfarinas au Ier siècle, ou la reine Kahina au VIIe siècle, incarnent cette capacité d’unification provisoire face à la menace extérieure.
Religions et croyances préislamiques
La religion traditionnelle des Berbères de l’Antiquité est un polythéisme enraciné dans les forces de la nature et le culte des ancêtres. Les premières sources historiques (Hérodote, Vᵉ siècle av. J.-C.) indiquent que « tous les Libyens [Berbères] ne sacrifient qu’au Soleil et à la Lune », c’est-à-dire vouent un culte primordial aux deux astres célestes. Le Soleil (Ifru ou Tafukt en berbère) et la Lune (Ayyur) sont perçus comme des divinités principales garantissant la vie, rythmant le temps et les saisons. Des témoignages postérieurs de Cicéron ou de Saint Augustin confirment que le culte solaire est resté vivace en Afrique du Nord jusqu’au Haut Moyen Âge. Par exemple, au VIIᵉ siècle, un chroniqueur égyptien rapporte que des Berbères païens torturèrent un moine copte pour le contraindre à adorer le soleil. Outre les astres, les Berbères pratiquaient l’animisme et le culte des forces naturelles. On honore également les ancêtres déifiés : de grands chefs ou reines peuvent être l’objet d’un culte posthume sur leur tombe. Les rites funéraires berbères – tumulus de pierre, momifications, offrandes aux morts – suggèrent une croyance en l’au-delà et la protection des ancêtres sur la tribu.
Premiers monothéismes : judaïsme et christianisme en terre berbère
Des communautés juives s’établissent en Afrique du Nord dès l’époque carthaginoise ou après la destruction du Temple de Jérusalem. La tradition mentionne la présence de Juifs à Carthage, dans les ports romains et dans l’Atlas saharien. Au VIᵉ siècle, plusieurs tribus berbères pratiquent le judaïsme. Ces Juifs berbères auraient adopté la religion mosaïque par influence des marchands et réfugiés juifs installés parmi eux. L’archéologie atteste de synagogues en Tunisie (à Djerba notamment) et d’objets judéo-berbères.
Quant au christianisme, il se propage rapidement sous l’Empire romain : dès le IIᵉ siècle apr. J.-C., on compte des évêques en Numidie et en Proconsulaire. Au IIIᵉ siècle, la foi chrétienne gagne une partie de la population rurale. L’Afrique du Nord devient un foyer majeur du christianisme latin : Tertullien et Saint Cyprien écrivent à Carthage, puis Saint Augustin, originaire de Thagaste, développe la théologie chrétienne en latin depuis Hippone. Augustin est d’ascendance berbère, montrant l’appropriation de la religion nouvelle par les élites locales.
L’Église d’Afrique prend parfois des caractères spécifiques, opposés à l’orthodoxie impériale. Le plus important fut le donatisme : né d’une querelle disciplinaire, ce mouvement prône une Église « pure » indépendante de l’État. Très implanté en Numidie et en Byzacène, il est souvent interprété comme une manifestation d’un particularisme berbère. Les donatistes refusaient l’autorité de l’empereur et rejetaient l’Église catholique officielle, ce qui entraîna des persécutions. Les plus radicaux, appelés Circoncellions, prêchaient l’égalité et cherchaient le martyre. Le royaume vandale (Vᵉ siècle) persécuta les catholiques nicéens, renforçant la ferveur pour leurs évêques martyrs.
Conclusion :
À l’aube de l’islam, le Maghreb présentait un paysage religieux très hétérogène. Cette diversité a sans doute facilité la conquête arabe : certains accueillirent les musulmans en libérateurs (notamment les donatistes), d’autres opposèrent une résistance au nom de leur foi comme la reine Kahina. En quelques décennies après 670, l’islam supplantera ces religions, mais nombre de pratiques préislamiques survivront en substrat. Le culte des saints marabouts prolonge par exemple l’ancienne vénération des ancêtres.
Sources
Berbères – Encyclopédie de l’Histoire du Monde. https://www.encyclopedie-enligne.com/berbere
Culture berbère et langue berbère, histoire d’un peuple libre – Le magazine Tribaliste.
https://www.tribaliste.com/culture-berbere-langue-histoire
Dougga (Thugga). Études épigraphiques – Épigraphie libyque et punique à Dougga (TBGG) – Ausonius Éditions.
Les Berbères – Amrabed.net. https://amrabed.net/les-berberes
Ammon – Encyclopédie ou ressources liées à la figure d’Ammon. https://journals.openedition.org/encyclopedieberbere/2477
Daily Life in Ancient Berber Kingdoms: Numidia & Mauretania – The Archaeologist Blog.
https://www.thearchaeologist.org/blog/daily-life-in-ancient-berber-kingdoms-numidia-amp-mauretania
Servier, Jean. Les Berbères. Paris : Humensis, 2017.
Lugan, Bernard. Histoire des Berbères : Des origines à nos jours. Paris : Éditions du Rocher, 2024.
Kantela, Hafid. L’origine des Berbères (Doc Les rois berbères), vidéo YouTube, 21 janvier 2023. Disponible sur : https://youtu.be/u2zAYQIc_G8 (consulté le 02 avril 2025)