La signature des traités d’Abraham par le Maroc a été l’occasion pour l'exécutif de revendiquer une continuité dans son identité, la défense de tous les croyants. En novembre 2022, un nouveau cadre légal pour la communauté juive est introduit par dahir (décret royal). Celui-ci apparaît comme la consécration de plusieurs années de mise en valeur et de rénovation de la culture judaïque au Maroc.
Si le Maroc renoue avec son identité juive, les nouvelles liaisons Tel Aviv-Rabat révèlent également une nostalgie du pays, fille d’adieux frustrants. La normalisation a dans ce sens été double, car si le Royaume envisage plus que jamais un avenir pacifié avec l’État hébreux, les quelques 472 000¹ à un million² d’israéliens d’origine marocaine renouent avec un passé longtemps couvert par le récit nationaliste uniformisant de l’alyah. Dans ce récit, les siècles de coexistence s’effacent au profit de la mémoire douloureuse du rejet et les chiffres deviennent la preuve d’une mémoire nationale à partager. Au Maroc, en 1948, la communauté juive comptait plus de 260 000 membres. De nos jours, elle en compte moins de 4000³.
Toutefois, cette émigration massive n'empêche pas le Royaume de continuer à abriter la plus grande communauté juive du monde arabe et de reconnaître dans sa constitution de 2011 “l’affluent hébraique” de sa culture.
Apparaît alors en filigrane les bases d’une lutte de mémoires propre aux pays du Maghreb.
Les voisins arabes se distinguent en effet par “l’homogénéité” des récits de l’émigration juive dans la seconde moitié du XXe siècle⁴. À la reconnaissance de l’exclusion en Irak ou encore au Yémen concorde le souvenir des opérations Ezra, Néhémie et Tapis Volant. D’un côté, le récit alimente le souvenir fier de l’apogée du nationalisme arabe, de l’autre, il confirme la prophétie biblique annoncée dans le Livre d'Isaïe⁵. La mythification de ces opérations de rapatriement en Israël se couple, sur la scène internationale, d’une accusation envers les pays arabes. Celle d’avoir délibérément adopté une politique d’expulsion des juifs au lendemain de la création de l’État d'Israël⁶. Dans le cas des juifs marocains, tunisiens ou encore libanais, la mémoire n’est pas aussi consensuelle.
“L’opération Yakhin” (1956-1964), organisant l’émigration illégale de dizaines de milliers de juifs marocains, a été révélée par le journaliste israélien Samuel Segev en 1984. Dans sa narration, Segev adopte le lexique propre au récit national mythifiant. Pourtant, dans son étude de la société israélienne, Emanuela Trevisan Semi observe un “manque [de] représentation mythifiante et des sentiments de malaise entourant le sujet [de l'émigration juive marocaine]”⁷. Le discours rigide à la base de l’idéal sioniste se voit alors fragilisé. En effet, si Israël marque la fin de la vie en diaspora, la mémoire nationale ne saurait accepter l’expression de nuances ou de quelconque sentiment d’exil ou de conscience diasporique en Israël. Ce malaise dans la société israélienne est l’expression de l’échec de la politique de l’effacement historique du Monde Arabe juif, ou du moins, la rencontre de mémoires contradictoires.
Contrairement à certains pays arabes, le Maroc ne procède pas à l’expulsion de ses juifs. À son indépendance en 1956, le pays a déjà vu un tiers de sa population juive émigrer à l’étranger (environ 90 000 personnes⁸). Ceux-ci se dirigeant vers la puissance coloniale française, mais surtout vers la nouvellement formée Israël. L’idéal sioniste a en effet trouvé écho aurès des juifs du monde arabe. Principalement séfarades, le souvenir de l’expulsion d’Espagne en 1492 a traversé les générations; formant dans ces communautés une conscience diasporique particulièrement marquée. Yaron Tsur décrivait ainsi une réceptivité particulière des populations juives de l’Atlas marocain au discours sioniste religieux⁹. Cette conception messianique de l’alyah a ainsi prévalu dans les années 1950. Les candidats à la Makela¹⁰ étant majoritairement convaincus de la rédemption messianique du peuple juif.
Toutefois, jusqu’au début des années 1960 la majorité des juifs marocains décident de rester, et ce malgré les efforts du Mossad. À l’aune de cette nouvelle décennie, le sionisme religieux bat de l’aile. À cela s'ajoutent les nouvelles des désillusions des premiers immigrés en Israël¹¹. Ceux qui s’étaient vus promettre “l’année prochaine à Jérusalem” héritent de terres vierges à des centaines de kilomètres du Mont du Temple. Et alors que des jours heureux leurs étaient promis avec l’arrivée du Messie, ceux-ci ne s’intègrent que difficilement à une société israélienne divisée. Aujourd’hui encore, les séfarades mizrahis (juifs originaires des pays arabes) alimentent les couches pauvres et rurales de la société israélienne.
Pourtant, l’émigration juive marocaine va atteindre des records dans les années 1960 à 1970. Dans ces années-là, ce n’est plus le facteur religieux, mais le contexte politico-social, qui fait office de source de motivation. C’est définitivement à cette période qu’est né le “malaise” autour de l’émigration juive au Maroc.
Au fur et à mesure des “évènements” au Proche Orient, la distinction entre juifs, sionistes et Israël s’évanouit. Ces années sont d’abord marquées par une multiplication des violences antisémites, souvent corrélées aux rebondissements en Palestine. Suite à l'humiliation de la Guerre des Six Jours, deux jeunes juifs sont assassinés au Mellah de Meknès. Tandis que sur la scène politique, le journal du Parti Istiqlal accuse les juifs de “sucer le sang [du] peuple marocain”. Plus généralement, les jets de pierres et les insultes à l’encontre des juifs redoublent en 1967, puis en 1973. Si ces évènements sont parfois oubliés ou amoindris dans la mémoire collective marocaine, les juifs restés soulignent le traumatisme qu’ils représentent. Dans leur enquête menée à Meknès, entre 2005 et 2011, Hanane Sekkat Hatimi et Emmanuela Trevisan Semi soulignent cette différence dans les récits musulmans et juifs de l’émigration des années 1960-70¹². Comme y explique le doyen de la Faculté de Lettres de la ville, dans la conception majoritairement partagée à l’époque, le choc de l’humiliation empêchait chacun d’exprimer “quelconque sentiment d’empathie envers les juifs”¹³.
On voit, dans ces années-là, apparaître un lien systématique et nouveau entre judéité et nationalité israélienne. Si le discours sioniste n’a pas convaincu l’entiereté des juifs marocains, sa prégnance s’est paradoxalement exprimée dans la bouche des musulmans. Israël est alors appelé “leur pays”, le pays de tous les juifs. Eux, se voient souvent attribuer une nationalité malgré eux. Ainsi, ce sont 7000 juifs qui quittent le Maroc entre Juin et Novembre 1967¹⁴.
Dans la mémoire juive de l’émigration, c’est avant tout cette peur de rester qui est soulignée. Le souvenir est alors douloureux, car nombre d’entre eux ne voulaient pas quitter le pays. Certains, partis étudier à l’étranger et qui envisagaient un retour, se sont vus obligés, par la force des évènements, d'émigrer définitivement. Les destinations se diversifient. En plus d'Israël, la France et le Canada accueillent de plus en plus de juifs marocains. Ainsi, dès 1989 le Maroc ne comptait plus que 10 000 juifs. Et ce, malgré les tentatives d’interdire leur émigration dès 1956¹⁶.
Mais les raisons de l’émigration sont multiples. Dans la mémoire collective marocaine, le facteur de la peur n’est que très peu considéré. Et si dans celle-ci l’explication principale revient au lien simplifiant entre sionisme et judéité, cette mémoire nous invite à objectiver cette peur d’un avenir juif dans le pays.
Le premier élément, largement discuté plus haut, est la dégradation du climat social au Maroc. L’importance de la question palestinienne, dans le paysage politique comme dans les esprits, a favorisé un climat moins tolérant envers les juifs. Un climat où la tolérance historique s'amoindrit en indifférence généralisée. Une indifférence à l’endroit de la présence juive mais également envers les actes antisémites d’une minorité agissante. Une indifférence qui a pu être ressentie comme un abandon de la part de la population marocaine, terreau du sentiment d’insécurité.
Mais les années 1960 à 1990 ont également été marquées par une forte volonté politique d’arabisation de la société. Si les juifs de Meknès évoquent la visite de Nasser au Maroc le 2 Janvier 1961, c’est au contraire afin de lutter contre la gauche révolutionnaire que le Royaume s’est tourné vers ses ascendances arabes. Au lendemain de l'indépendance, c’est le parti conservateur de l’Istiqlal qui arrive au pouvoir. Ceux-ci mettent en place l’arabisation de la société marocaine, principalement au travers du système éducatif. Ce sont par exemple des dizaines d’enseignants syriens et égyptiens qui sont invités à venir travailler au Maroc à partir des années 1960¹⁷. Le Palais laisse une grande liberté d’action au parti et ne s’oppose pas à une politique jugée discriminatoire envers les minorités. En effet, l’arabisation provoque l'invisibilisation des minorités religieuses et ethniques de l’espace social marocain. Un Maroc arabe et musulman occulte ses réalités amazigh ou juives. Mais cette arabisation et islamisation progressive du Royaume ont permis de “contenir” les socialistes défiants envers le régime, au profit de l’Istiqlal¹⁸. Aux fondations du Maroc moderne, l’égale représentation des marocains a donc été sacrifiée dans une partie politique aux enjeux constituants.
Enfin, au début de son règne, Feu Sa Majesté Hassan 2 lance une vague de nationalisations. Le 2 Juillet 1965, il décide par exemple la nationalisation du “commerce extérieur des agrumes et des primeurs, des produits artisanaux et des conserves de poisson”¹⁹. Les commerces familiaux juifs occupant une “place importante dans l’économie marocaine” post 1945, certaines structures communautaires s’effondrent après la vague de nationalisation²⁰. Si les juifs marocains ont toujours bénéficiés d’une protection gouvernementale officielle, il n’en demeure que certains de leurs systèmes économiques communautaires ont souffert de la politique d’après indépendance. Israël a alors représenté un second souffle pour certaines entreprises familiales marocaines, notamment dans le secteur agricole et le commerce des agrumes.
Le 10 Janvier 1961, le naufrage du Pisces marque peut-être le début d’une ère d’incertitude pour les juifs marocains. Une incertitude anxiogène et suffocante pour beaucoup. De l’autre côté, dans la mémoire collective marocaine, le départ des juifs reste une surprise incompréhensible. Trevisan Semi et Sakkat Hatimi relatent ce “regret d’une époque de coexistence²¹”. Le choc est peut-être ici le refus de voir une quelconque responsabilité marocaine au départ de ses juifs. La conviction de l'exceptionnelle tolérance des marocains nous empêche sûrement de nous approcher de la narration juive des évènements. Mais le Maroc, comme la Tunisie ou le Liban, n'a jamais expulsé ses juifs. À l’image du Colonel Driss Ben Omar²² ou des mesures inclusives du Palais, l’émigration massive des juifs n’est pas une volonté politique. Inversement, la concession souvent difficile au départ et/ou le récit national israélien uniforme alimentent des narrations simplificatrices et accusatoires. L’historien et polémiste Georges Bensoussan se distingue ainsi par des récits dénués de nuances, constamment à charge envers les pays arabes. Son analyse, en plus de s’appuyer essentiellement sur les carnets de voyage de l’armée coloniale française²³, porte le défaut de tracer d’un même trait les flux éparses de l’émigration juive au Maghreb.
L’Histoire en slogans est un danger. Sa simplicité se révèle un argument de vente à part et sa partialité conforte les défenseurs du choc des civilisations. Dans ces narratifs, les quartiers juifs, les Mellahs, se transforment en “pourrissoirs humains”, en “honte sociale”²⁴, comparables aux ghettos polonais. Les siècles de diversité religieuse réduits à des temps de discrimination. Sous ce spectre, le “facteur dhimmi” et l’antisémitisme apparaissent comme les motivations clés de l’émigration. Pour ceux qui pensent que dans le monde arabe “l’antisémitisme, on le tète avec le lait de la mère”²⁵, la mesure n’a pas sa place.
Cerné de convictions manichéennes, le récit de l’émigration des juifs du Maroc voit ses nuances et ses contradictions refoulées dans des Ça ennemis. Mais les non-dits ne disparaissent pas et trouvent leur pire expression dans la certitude du fanatisme et la violence de la déshumanisation. Dans la rigidité des positions se forment les creux de l’Histoire. C’est dans ceux-ci que germe la haine, bourreau du doute. Le discours national sioniste religieux, comme les discours islamistes ou même nationalistes arabes veulent parfois faire croire à une opposition civilisationnelle. Celle-ci vouerait juifs et musulmans à vivre séparés. Si le destin a donné raison à leur prophéties, l’Histoire du Maroc montre leur caractère auto-réalisateur.
Les récits autour de l’émigration des juifs du Maroc sont multiples. Chacun porte sans doute une part de vérité. Étudier le Monde Arabe, c’est étudier sa complexité. Connaître son histoire, c’est parfois ne pas la comprendre.
Sources
Bureau central des statistiques d'Israël. « Juifs par pays d'origine et par âge, 2010 ». 2010
Fédération mondiale du judaïsme marocain. Recensement 2019. 2019
Fédération mondiale du judaïsme marocain. ibid.
TREVISAN SEMI. Emanuela. Différents récits sur le départ des juifs du Maroc dans les années 196o-197o. Centre Jacques-Berque. Casablanca. 2012
Le peuple élu en route vers Jérusalem se voit promis de pouvoir déployer “comme des ailes d’aigles” (40:31), similaires aux avions affrétés par le Mossad.
MERON. Ya’akov. L'expulsion des juifs des pays arabes. pp 107 à 157. 2003
TREVISAN SEMI. Emanuela. op.cit.
MALKA. Victor. La mémoire brisée des Juifs du Maroc, Paris, Éditions Entente, 1978, p. 71.
TSUR. Yaron. The religious Factor in the Encounter between Zionism and the Rural Atlas Jews”, dans Zionism and Religion, Sh. Almog, J. Reinharz, A. Shapira, éds, Hanover and London, Brandeis University Press. 1998. p. 312-329, p. 325.
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MALKA. Victor. La mémoire brisée des Juifs du Maroc. op.cit.
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VERMEREN. Pierre. Histoire du Maroc depuis l’indépendance. La Découverte. 2010
voir ibid. et ARABISATION (politique d’) de Benjamin Stora et Akram Ellyas dans Les 100 portes du Maghreb (1999), pages 63 à 64.
G.L. AU MAROC La nationalisation d'un large secteur du commerce extérieur donne des résultats satisfaisants. Le Monde. 1965
LILING. Jean-Marc. La confiscation des biens juifs en pays arabes. dans Pardès 2003/1 (N° 34), p. 159 à 179
TREVISAN SEMI. SEKKAT HATIMI. Emanuela. Hanane. op. cit.
“ Ben Omar, aurait dit à un responsable de la Hebrew Immigration Associated Society, censée organiser le départ des juifs : « Nous avons autorisé la HIAS à organiser l’émigration des juifs des classes pauvres, et à la place vous prenez les gens les plus utiles au pays comme les employés des postes les plus expérimentés… »49 Le responsable de la HIAS aurait répondu qu’il pouvait toujours mettre des Marocains à la place des juifs qui partaient. Le colonel aurait alors rétorqué : « Vous les Européens, vous avez des conceptions déformées. Les israélites sont des Marocains exactement comme les musulmans, comme moi, et je regrette leur départ. Je n’ai pas regretté le départ des Français, mais le départ des juifs marocains, je le regrette absolument»”.
dans Meïr Knafo, Le Mossad et les secrets du réseau juif au Maroc (1955-1964) : les opérations de la Misguéret, ses succès et ses échecs, Paris, Biblieurope, 2008, p.70-89.
ZYTNICKI. Colette. Les Juifs du Maghreb. Naissance d’une historiographie coloniale. Presses Universitaires de la Sorbonne. 2011
BENSOUSSAN. Georges. L’HISTOIRE ENCHANTÉE DES JUIFS DU MAROC. Crif. Tribune. 2012.
Répliques, émission du 10 octobre 2015, « Le sens de la République », 28e minute.