Les habitants du quartier d’El Hank de Casablanca pensaient son plus ancien immeuble intouchable. Le samedi 15 février, ce pan de l’histoire urbaine de La Blanche a disparu, abattu sous les coups de la pelle de démolition.
L’ensevelissement d’El Hank sous les sables de la mémoire collective n’a en réalité rien d’anodin et s’inscrit dans le cadre d’un vaste projet de réhabilitation urbaine visant à moderniser plusieurs quartiers emblématiques de Casablanca, construits durant la période coloniale.
La ville de Casablanca, portant alors le nom d’Anfa, est ressuscitée par le roi Sidi Mohammed Ben Abdallah durant le 18ᵉ siècle, après avoir été dévastée par un fulgurant tremblement de terre durant le 15ᵉ siècle. Située sur la côte atlantique, elle devient – peut-être sans surprise, me direz-vous – un point d’échange commercial. Elle demeure, ainsi, pendant plusieurs décennies une petite ville côtière, avec une population en grande partie étrangère. Tout change alors lorsqu’en 1912, les colonisateurs français proclament le début du Protectorat français. « Un laboratoire de modernité », voilà comment l’administration coloniale conçoit la ville, ses territoires et sa population.
À cette époque, la planification urbaine se présente comme une discipline encore récente, et en France, nombreuses sont les normes, mais aussi les réactionnaires qui ralentissent les constructions et les réhabilitations selon le courant architectural dit moderniste. Ce dernier, principalement développé par l’architecte franco-suisse Le Corbusier, prône une rupture avec les styles historiques en privilégiant la fonctionnalité, l’épure des formes, l’utilisation de matériaux industriels comme le béton ainsi qu’une intégration harmonieuse aux besoins de la société moderne. Parmi les innovations du modernisme figure le concept de « logement pour le plus grand nombre ». Son fervent défenseur est l’urbaniste français Michel Écochard et son idée est la suivante : concevoir des habitations accessibles, fonctionnelles et économiques, répondant aux besoins des classes populaires. Vous l’avez deviné, il est question des « grands ensembles », mouvement dont El Hank est né.
Écochard, devenu directeur de la planification urbaine de Casablanca en 1946, observe ce qu’il écrit être les « besoins immenses de la population marocaine », et fait notamment référence à la médina, alors surpeuplée. Il conçoit l’urbanisme comme l’outil inimitable permettant d’assurer un confort sans failles aux habitants d’une ville. Ses idées et ses travaux, à ce moment largement rejetés en France et ses collègues ne le prenant que très peu au sérieux, se concrétisent ainsi, de façon considérable, à Casablanca. Carrières Centrales – aujourd’hui Hay Mohammadi –, la Cité Horizontale, la Cité Verticale, Ben M’Sik ou encore Aïn Chok ont vu le jour selon les trames de l’urbaniste parisien.
Si une part considérable de son héritage est aujourd’hui valorisée, ses principes étant notamment repris par le programme Ville Sans Bidonvilles du gouvernement marocain, les travaux d’Écochard sont en réalité très influencés par son regard eurocentrique et fort essentialisant. Dans son journal de voyage, Casablanca : le roman d’une ville, Écochard décrit Casablanca comme une « vue condensée du Maroc » et juxtapose les éléments coloniaux, tels que les boutiques de prêt-à-porter importées de Paris aux « petits revendeurs de cigarettes », non sans dédain pour la population locale. Il décrit la médina comme une « petite agglomération sans caractère particulier, sans histoire, donc sans monuments ».
Son point de vue orientaliste l’amena à aborder, à l’image de nombre de ses collègues, la planification urbaine de La Blanche avec une vision simplifiée et schématique des dynamiques locales, cherchant à rationaliser l’espace selon des principes modernistes standardisés, souvent déconnectés des réalités sociales et culturelles des habitants. L’anthropologue Alexandra Oancă parle même d’un apartheid urbain, conséquence directe de la politique coloniale à Casablanca.
Pourtant, vous serez peut-être étonnés d’apprendre que Michel Écochard lui-même dénonçait la prévalence des intérêts coloniaux dans la planification urbaine au Maroc, décrivant des services administratifs désorganisés et démotivés. D’autre part, l’urbaniste déplorait qu’un nombre bien trop important de projets soient pensés depuis la France, sans travail sur le terrain au préalable. Mais c’est surtout le manque d’entretien une fois les constructions terminées qui inquiète Michel Écochard, et il semblerait bien que la démolition de l’immeuble El Hank en février dernier en soit aujourd’hui un véritable reflet. Aujourd’hui, préserver l’histoire de Casablanca et de ses quartiers, tout en mettant en lumière les conditions des politiques de réaménagement, constitue ainsi un pilier majeur, fondamental, de la sauvegarde de la mémoire de la ville.
Photos complémentaires :
Cette carte met en évidence le concept de zonage ainsi que la séparation entre les éléments dits européens et marocains. Cela corrobore la description faite par Alexandra Oancă de l'héritage d'Échochard comme un « apartheid urbain ».
(Image : WordPress)
Les deux images utilisées par Raffael Beier dans le cadre de son travail sur les politiques de réinstallation à Casablanca mettent en évidence les différences d'organisation spatiale entre les bidonvilles et les quartiers d'habitat social où les populations sont relogées. (Image : City)
Sources
Ghorayeb, M. (2018) Transferts, hybridations et renouvellements des savoirs. Parcours urbanistique et architectural de Michel Écochard de 1932 à 1974. Cahiers de la recherche architecturale, urbaine et paysagère. [Online] 2.
Verdeil, E. (2012) Beyrouth et ses urbanistes. Beyrouth: Presses de l’Ifpo.
Oancă, A. (2024) Colonialism as ‘shared history’? Negotiating European colonial heritage in Casablanca and beyond. International journal of heritage studies : IJHS. [Online] 1–14.
Beier, R. (2024) Displaced but happy? Making sense of shantytown dwellers’ divergent views and experiences of resettlement in Casablanca. City (London, England). [Online] 28 (1–2), 207–225.
CCAchannel (Centre Canadien d’Architecture). “Expert in the Galleries: Moroccan Modernism and Group GAMMA”. 58:25. URL: https://www.youtube.com/watch?v=ZfyrwSbcaik